Sexualité des personnes grosses : aimer et désirer dans un corps hors norme

Sexualité des personnes grosses : aimer et désirer dans un corps hors norme

Article de Laure Dasinieres à lire sur le site de Slate.fr

Souvent stigmatisées, humiliées, sexualisées voire fétichisées, les personnes grosses peuvent avoir un rapport compliqué au corps et aux relations intimes. Certaines nous ont confié leurs blessures et leurs manières d’affronter cette réalité sociale.

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Médicalement, socialement et médiatiquement construit comme pathologique, dégoûtant ou risible, le corps gros est rarement pensé comme celui d’une personne désirante et désirable. Or, même si elles se sentent parfois dépossédées de leur sexualité, les personnes grosses peuvent bel et bien avoir une sexualité joyeuse et épanouissante. Entre analyse et témoignages, on fait le point sur des expériences marquées par des blessures liées à la grossophobie, mais aussi par une faculté d’émancipation des stéréotypes.

Avant tout, une précision: j’utilise sciemment dans cet article les termes tels que «grosseur» ou «personnes grosses», au lieu de «obésité» ou «personnes obèses ou en surpoids», afin de sortir des catégories médicales et affirmer, comme le font les militantes antigrossophobie, que «gros·se» n’est pas un gros mot ou une insulte. De même, je ne mentionnerai ni le poids ni la taille des vêtements des personnes qui ont témoigné, car elles ne se résument pas à des chiffres.

Le poids des représentations sociales et médiatiques

Dans cette chronique, je me penchais la semaine dernière sur les comédies romantiques. Où sont les gros·ses dans ces fictions où les histoires d’amour se terminent bien? Souvent absent·es ou relégué·es à des seconds rôles, au mieux à des personnages de confident·es rigolos. Et c’est souvent seulement au prix d’un régime drastique et d’une perte de poids impressionnante –l’usage des fatsuits est fréquent– que les personnages peuvent accéder à la romance.

Dans les autres catégories de fiction, les personnages gros sont souvent associés à la méchanceté, à l’aigreur et suscitent tour à tour le dégoût et la peur. Sociologue et coauteur du livre Lutte contre l’obésité / Lutte contre la grossophobie, qui paraîtra en juin aux éditions Le Bord de l’eau, Arnaud Alessandrin confirme: «Les représentations des personnes grosses sont celles de personnes soit seules, soit tristes, soit qui subissent le regard des autres sur leur corps.» Pour lui, l’héritage du champ médical est évident: «La médecine, la psychanalyse et la sexologie qui en est souvent héritière ont tendance à penser les personnes grosses soit comme des personnes sans volonté, soit comme des personnes qui suscitent le dégoût.»

«Jeune, je me suis beaucoup fait draguer par des mecs qui pensaient que j’allais forcément accepter leurs avances, puisque j’étais grosse donc désespérée.» Mélanie, 48 ans

Évidemment, cette invisibilisation de la vie sentimentale des personnes grosses et cette stigmatisation liée à leur apparence ont des conséquences sur la manière dont elles appréhendent le rapport au corps et à la sexualité«Ces représentations alimentent chez les personnes grosses l’idée qu’elles ne sont pas désirables et nourrissent la peur du rejet», expose Arnaud Alessandrin.

Pépina, 45 ans, peut amèrement en témoigner: «J’ai eu beau avoir des histoires avec des hommes de toutes corpulences, la crainte de la réaction des hommes face à mon corps est toujours un frein. Malgré mon militantisme, c’est une chose que j’ai du mal à combattre. Je crois que cette honte d’être qui je suis est très fortement ancrée en moi et ça me met en colère.»

Brimades et humiliations

Cette honte dont parle Pépina est loin d’être causée uniquement par des représentations. Elle se nourrit du réel, dans une société qui assigne les gros·ses au rejet, à l’insulte et à l’agression. «La honte n’est pas un sentiment individuel et psychologique, c’est une structure sociale d’infériorisation», décryptait le philosophe et sociologue français Didier Éribon dans l’émission «La Grande Librairie» en mai 2023.

Et c’est bien du poids de la grossophobie et des brimades subies dans la vie intime dont on parle ici. «Les jeunes femmes grosses rapportent très souvent que les garçons hétérosexuels se challengent pour les draguer ou qu’ils leur rappellent que s’ils les draguent, elles ne sont pas en position de dire “non”, qu’elles sont si dégoûtantes qu’elles n’ont pas le droit d’exprimer leurs désirs, leurs envies, leurs limites», indique Arnaud Alessandrin.

«Nous faisons l’objet de préjugés négatifs voire humiliants, relate Lucie, 38 ans. Nous serions prêtes à tout au lit pour compenser notre laideur. Nous nous laissons maltraiter, car personne ne croira qu’on veuille coucher avec nous. Si je devais rencontrer quelqu’un, ne serait-ce que pour une seule relation sexuelle, je sais que j’aurais des craintes vis-à-vis de tout ça.» Mélanie, 48 ans, va dans le même sens: «Jeune, je me suis beaucoup fait draguer par des mecs qui pensaient que j’allais forcément accepter leurs avances, puisque j’étais grosse donc désespérée.»

Lee, 30 ans, explique quant à lui que la crainte du rejet l’amène parfois à compenser. «Parce que nous sommes sous-estimés d’un point de vue physique, j’ai l’impression que nous devons être plus intéressants ou plus rigolos, comme pour compenser.»

Close-up of a mature gay couple embracing in the hot tub.

«J’ai parfois l’impression d’être un morceau de viande. Je n’attire pas des gens comme une personne mince pourrait le faire, mais uniquement des gens qui n’aiment que les gros ou qui veulent tester avec un gros.» Brendon, 32 ans

Ces brimades se retrouvent aussi sur les réseaux sociaux et les sites de rencontre avec des cyberviolences souvent marquées par des insultes sur le physique. «Un jour, j’ai discuté avec un homme, nous avons décidé de nous appeler, raconte Marie-Noëlle, 45 ans. Il s’est avéré inintéressant au possible. Je lui ai dit que je ne voulais pas donner suite. Il m’a répondu: “Ah ouais je vois, t’as des grosses cuisses.” C’était méprisant au possible.»

Les brimades peuvent aussi venir des parents eux-mêmes qui, comme la mère de Virginie, 40 ans, disent à leur enfant des choses comme «tu ne trouveras personne si tu continues à être grosse», alors qu’elle n’avait que 15 ans.

Expériences d’hypersexualisation et de fétichisation

À l’opposé apparent du rejet, les femmes grosses témoignent aussi d’une sexualisation précoce de la part des hommes«À 11 ans à peine, je me faisais déjà draguer par des hommes adultes parce que j’avais de la poitrine et des hanches», confie Sophie. Idem pour Mélanie: «Je suis grosse depuis mes 12 ans et donc j’ai été sexualisée très vite par des hommes adultes qui pensaient que j’étais à leur disposition dans l’espace public, alors que j’étais encore une enfant.»

Beaucoup témoignent aussi d’une fétichisation et/ou d’une hypersexualisation. Comme Pépina, par exemple: «Beaucoup de gens m’ont déjà prêté des pratiques sexuelles pas franchement vanille. J’ai l’impression qu’on me désire pour ce que les hommes projettent sur moi, plus que pour ce que je suis vraiment.» Sophie ajoute : «Pendant des années, j’ai vraiment tout basé sur mon côté sexuel. J’étais la meuf pulpeuse, sexy et qui baisait avec tout le monde. Je pensais que c’était ma place et que je n’en aurais pas d’autre.»

Nombreux et nombreuses, comme Amélie, 35 ans, sont celles et ceux qui évoquent aussi des amant·es qui «voulaient juste essayer avec une grosse, qui ont aimé ça, mais qui te laissent en plan après avoir baisé». Brendon, 32 ans, le confirme: «J’ai parfois l’impression d’être un morceau de viande. Je n’attire pas des gens comme une personne mince pourrait le faire, mais uniquement des gens qui n’aiment que les gros ou qui veulent tester avec un gros.»

Sur la question de la fétichisation, Arnaud Alessandrin complète: «Il existe des recherches qui ont pu montrer que, sur des sites tels que YouPorn, des personnes grosses se trouvaient principalement dans des pratiques de type face-sitting, des pratiques d’écrasement. Donc là encore, eux sont renvoyés à leur poids.»

Le sociologue signale aussi des différences genrées: «Des études montrent que les jeunes hommes gros ont tendance à se considérer comme moins masculins que les autres, du fait de leur corps, d’une possible absence de sexualité et d’une plus faible socialisation masculine. Ils peuvent aussi évoquer une certaine frustration sexuelle

Résistance et réappropriation du corps

Face à tout cela, les personnes grosses témoignent aussi de stratégies de réappropriation de leurs corps et de leurs désirs. Cela peut passer par l’exploration de pratiques sexuelles de type BDSM, comme c’est le cas pour Marie-Noëlle. «Pendant une période de tourbillon de rencontres et relations, le sujet de la domination s’est manifesté à moi, retrace cette quadragénaire. Je l’ai un peu creusé. Et lorsque j’ai rencontré des personnes soumises, l’intérêt de leur part à mon égard était plus une attraction intellectuelle que physique.» Arnaud Alessandrin avance aussi le fait de tirer de son physique une fierté, comme le font les «bears» dans la communauté gay.

Fatiguées par la grossophobie et la crainte d’être fétichisées par des hommes, les femmes grosses évoquent par ailleurs une exploration de leur fluidité sexuelle, avec parfois un cheminement vers le lesbianisme politique.

Pour d’autres, c’est simplement le temps et les rencontres qui les conduisent à un rapport aussi apaisé que joyeux à leur sexualité. En guise de conclusion, laissons la parole à Sophie. «Je suis désormais très à l’aise avec mon corps. Il est devenu une force. J’ai l’impression d’avoir trouvé un équilibre entre ma libido réelle et la libido que je pensais avoir. Je m’épanouis un peu plus dans chacun des moments de sensualité et de sexualité. J’ai aussi compris l’importance de se faire l’amour à soi-même, avant de le faire avec d’autres personnes.»

«Je suis dans deux relations amoureuses que je chéris chaque jour, poursuit Sophie. Une très longue que nous façonnons à notre image et selon notre vie qui évolue aussi. Grandir aux côtés de Will depuis plus de treize ans est une immense richesse. J’ai une autre relation plus récente avec Cassandre, qui me porte depuis plus de deux ans et m’élève chaque jour un peu plus dans la douceur et l’amour. La sexualité est si riche qu’elle est pour tout le monde, même pour les personnes grosses. Tout comme l’amour

Article de Laure Dasinieres à lire sur le site de Slate.fr

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